Partageux rencontre des personnes cabossées par notre société libérale, change leur identité et ne mentionne ni son nom, ni sa ville pour qu'on ne puisse les reconnaître. « Devant la servitude du travail à la chaîne ou la misère des bidonvilles, sans parler de la torture ou de la violence et des camps de concentration, le "c'est ainsi" que l'on peut prononcer avec Hegel devant les montagnes revêt la valeur d'une complicité criminelle. » (Pierre Bourdieu) La suite ici.

mercredi 28 janvier 2015

À la mémoire d'Hector Loubota


Hector Loubota, 19  ans, est mort sur le chantier d’insertion. Tué sous une avalanche de pierres. Les normes de sécurité minimales n’étaient pas respectées. J’avais déjà cité Quartier Nord et il faut lire cette bafouille. Onze ans plus tard — oui, onze ans… — on pose une plaque à la mémoire d'Hector. Il y aura fallu bien des pressions que François Ruffin nous raconte aujourd’hui. À lire aussi. C’est l’occasion de te ressortir un autre extrait de son Quartier Nord.

Au fond, la citadelle condense une époque, ère post-industrielle qui a débouché, il paraît, sur une « génération Matrix » et une « société de services », avec Internet, le portable, le haut débit, les gadgets technologiques comme emblèmes, et le revers de la médaille ici, pauvres qu’on regroupe entre pauvres, à l’écart, comme en banlieue, comme en prison, en les enfermant derrière une enceinte, tous les largués qui n’ont pas suivi la marche du monde et qu’on préfère gommer de la photo, les intérimaires découragés, les jeunes à bout de souffle à trente ans, les toxicomanes multiples, à l’alcool, aux cachets, lieu qui rassemble tous les maux du quartier, et d’abord ce nœud : la désespérance.


Appartient à notre époque, aussi, ce fossé, ce gouffre, entre cette réalité et l’image publique de cette réalité. Partout, à la Citadelle et ailleurs, la parole d’en bas, explosive, désorientée, paradoxale, douloureuse, est bannie, confisquée. On ne veut plus l’entendre. On ne peut plus, imperméables. A la place, les gouvernants, les chefs d’entreprise, les élus ronronnent d’autosatisfaction, sans compter les « visites », qu’ils profitent un peu de ce bonheur eux aussi, eux si sûrs de leur sollicitude, de leur bonté, que même un cadavre ne les perturbe pas, leurs discours triomphalistes se poursuivent, couplets sur la « lutte contre l'exclusion » et la « valeur ajoutée dans ce parcours » que les médias relaient sans effort : « ils redécouvrent sur le chantier des perspectives d’avenir », « les résultats du chantier sont là », et même lorsqu’un gosse de 19 ans est écrasé sous les pierres, l’optimisme demeure de mise : « Ce chantier représente énormément d’espoirs pour certains d’entre eux »… 

C’est un déni de réel, flagrant ici, aussi patent, peut-être, pour les usines, les zones sensibles, les centres de détention, les hôpitaux psychiatriques, le quotidien des affligés, débarrassé de ses aspérités. Comme si le confort avait bâti un tel cocon, classes moyennes sourdes, autistes, que la souffrance sociale ne les atteignait plus, si puissantes qu’elles parviennent, par leurs choix, à opprimer dans la réalité et à effacer les opprimés dans l’image publique de cette réalité.


Surtout, la lutte a disparu de notre époque. Les CES auraient pu se révolter, collectivement, contre ces bourgeois de l’hôtel de ville qui les ont exposés, trop longtemps, à un danger inutile, contre cette presse bourgeoise qui camoufle le scandale derrière un « Rien n’explique encore cet accident sinon, peut-être, les pluies de ces derniers jours et le vent », contre cette justice bourgeoise qui n’enverra aucun de ces notables en maison d’arrêt, quand tant d’entre eux, de leurs frères, ont séjourné à l’ombre pour du shit, des auto-radios ou des outrages à agent, contre cette université bourgeoise qui va s’implanter ici, facultés de sciences humaines aux fondations vraiment humanistes, et combien de leurs fils à eux étudieront entre ces murailles qu’ils ont restaurées ? Mais non, la plupart se sont tus, ne pas ruiner ses chances, même maigres, de décrocher un CEC, ou un poste en mairie.

Seule l’équipe du défunt a assisté aux funérailles, solidarité de la tristesse, et sur la tombe de Hector Loubota, eux ont déposé une plaque : 


« Wardi et tes amis du quartier. 
Jamais nous ne t’oublierons. »  

Quartier Nord de François Ruffin, éditions Fayard, toujours disponible. Une chronique du petit peuple indispensable quand, en affre du boulot, on ne connaît que la panne de la machine à café. Histoire de comprendre notamment pourquoi on ne vote pas. François Ruffin rend très bien cet abîme séparant sa classe sociale du petit peuple qui dérouille.
———

Le cancre, Leny Escudero. 

9 commentaires:

  1. Édifiant. A rapprocher des éloges funèbres de ces bons élus lors de la mort du PDG de Total... L'inégalité jusqu'à la mort, incluse...

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    1. Attention ! Ton rapprochement va vite te faire classer parmi les populistes honnis de la gôche cravatée.

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  2. merci pour ce partage... je l'ai diffusé auprès de certains antifas un peu trop prompts à juger ... Pour moi, cela me suffit : tu es des nôtres.

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    1. Grand merci pour ta dernière phrase, GdC.

      C'est hallucinant de voir où nous en sommes arrivés. Être regardé comme facho ou crypto-facho ! Et ça parce que je prends toujours et d'abord la défense des plus pauvres, parce que je regarde avec leur regard et sens avec leur perception, parce que la classe politique suivie par les pas trop défavorisés ne pense qu'à punir les pauvres et réprimer toute révolte des pauvres quand elle n'a pas réussi à en empêcher l'éclosion.

      Parce que j'ai eu le tord d'écrire mon refus du comportement de Panurge et de penser que la marche Charlie était annonciatrice de temps pourris. Des millions de personnes ont marché notamment pour la liberté de la presse et la presse sera la première à se voir notifier une nouvelle loi réprimant très sévèrement cette liberté. http://www.reporterre.net/Informer-n-est-pas-un-delit

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    1. Oui et cela me fait grand plaisir que ce soit toi, Lou l'amoureux des belles œuvres, qui l'écrive. Je crois que je reviendrai encore sur Quartier Nord. Notamment parce que la gauche n'a décidément rien compris à ne jamais vouloir regarder et écouter.

      Toi, tu te tiens à l'écart de la chose politique et tu saisis l'esprit de ce livre. Quand la gauche qui devrait en faire son miel semble infoutue d'en tirer la moindre la moindre conclusion malgré ses branlées à répétition.

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  4. bonjour, je suis abonnée à l'excellent journal Fakir mais n'ai pas lu Quartier Nord. Ton message donne envie de le lire ;o) en attendant, je vais me réécouter le vinyle de Lény Escudero!

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    1. Bonjour Carole,

      Quartier Nord n'est pas un article de Fakir mais un gros livre (500 pages) paru en 2006 chez Fayard. Faut imaginer une gigantesque chronique du partageux qui s'étale sur deux années avec des gens que l'on retrouve au fil des saisons, au fil des espoirs et des désillusions. Ça chante, ça rigole, ça pleure, ça parle, ça se révolte et ça s'effondre, bref ça vit. On devrait en rendre obligatoire la lecture à tout candidat à des élections avec interrogation écrite à la clé. Correction des copies faite collectivement par des gens vivant au dessous du seuil de pauvreté.

      Un jour faudra que j'écrive sur l'école et sur Le cancre d'Escudero. Je ne me ferai pas beaucoup d'amis. ;o)

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  5. Merci pour cet extrait. Je vais le lire prochainement c'est promis.

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Vas-y pour tes bisous partageux sur le museau !