Partageux rencontre des personnes cabossées par notre société libérale, change leur identité et ne mentionne ni son nom, ni sa ville pour qu'on ne puisse les reconnaître. « Devant la servitude du travail à la chaîne ou la misère des bidonvilles, sans parler de la torture ou de la violence et des camps de concentration, le "c'est ainsi" que l'on peut prononcer avec Hegel devant les montagnes revêt la valeur d'une complicité criminelle. » (Pierre Bourdieu) La suite ici.

jeudi 22 décembre 2011

Salauds de pauvres


Ils sont 1,6 millions de fauchés qui renoncent à affronter les démarches pour toucher le RSA. Soit par découragement, soit par manque d'information, soit par... choix. 

Le discours sur le «cancer» des assistés va prendre du plomb dans l'aile : Non, les pauvres ne pompent pas les finances de l'État jusqu'à la moelle. C'est le très officiel rapport du Comité national d'évaluation sur le RSA, remis ce 15 décembre à Roselyne Bachelot, qui le démontre. Plus de 1 million de foyers qui vivotent avec quelques heures de boulot et pourraient donc toucher un complément de salaire via le RSA "activité" ne le réclament pas. Un million ! Soit les deux tiers des ayants-droit qui regardent passer les plats.

Idem pour les chômeurs en fin de droit. Ils sont 1,8 millions qui ne bossent pas du tout et pourraient bénéficier d'un RSA complet. Mais plus d'un tiers — 650.000 — ne le demandent pas. Et ils y perdent : pas vraiment gloutons, ces pauvres laissent ainsi filer 249 euros par mois en moyenne. «On est loin du discours selon lequel les gens grappillent un maximum d'aides», ironise Nicole Maestracci, représentante des associations au sein du Comité national d'évaluation.

Bande d'ingrats

Principale raison de ce manque d'entrain : le RSA est une sacrée usine à gaz, pas bien connue et beaucoup plus compliquée que le RMI, qu'il a remplacé en 2009. La moitié des travailleurs précaires ne savent pas qu'ils peuvent cumuler boulot et RSA, révèle le rapport. L'étude est carrée : 3.500 personnes ont été interrogées individuellement. Et les résultats sont plutôt décoiffants.

Parmi les nombreux foyers qui ne réclament rien, beaucoup ne le font pas par ignorance mais par choix. Quatre sur dix préfèrent « se débrouiller autrement ». Et près de 30% d'entre eux y renoncent «par principe», parce qu'ils n'ont «pas envie de dépendre de l'aide sociale ou de devoir quelque chose à l'Etat». Un chiffre pas franchement claironné par nos politiques.

Avec tout ça, l'État fait de jolies économies : 5,3 milliards d'aides non distribuées en 2010 ! «C'est une économie sur le dos des pauvres», râle Martin Hirsch, l'inventeur du dispositif. Il réclame «une vaste campagne d'information», mais l'État n'est pas pressé. Le RSA a coûté 7 milliards l'an dernier. Alors, ajouter 5 milliards en temps de crise...

Les auteurs du rapport, eux, se grattent la tête. Si le RSA est boudé en raison d'«un faible intérêt pour l'allocation» ou «un refus de principe», écrivent-ils, «une meilleure information, pour souhaitable qu'elle soit, ne suffira pas à résoudre le problème». Salauds de pauvres qui refusent d'être aidés !

Formulaires de rien

«On sent chez les gens une lassitude à faire des démarches et à être stigmatisés », note le sociologue Philippe Warin qui a créé l'Odenore, un groupe d'études sur ce phénomène de «non-recours » à l'assistance sociale.

Car le RSA n'est pas la seule prestation dédaignée. Trop compliquées ou mal connues, un tas d'autres aides ne sont pas réclamées. Ce phénomène, ignoré, est tellement fréquent que l'Observatoire national de la pauvreté y consacrera un colloque le 12 mars prochain. Le talent de nos têtes pensantes à monter des labyrinthes administratifs est en effet infini. Et décourageant à souhait. Près de 400.000 personnes qui pourraient avoir droit à une couverture complémentaire gratuite (CMU-C) s'en dispensent. Pour l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé (ACS), c'est encore mieux : 80% de non-réclamations. Idem pour les tarifs sociaux du gaz ou de l'électricité.

Les fauchés ne se pressent pas non plus aux guichets des caisses d'allocations familiales (CAF) : «Pour 1 euro de fraude, il y a 3 euros de rappel de prestations non versées au départ», souligne Philippe Warin. Et ces rappels ne sont qu'une goutte d'eau dans l'océan des prestations à jamais perdues. «Du coup, on a du mal à sensibiliser les collectivités ou l'administration sur le sujet. Ils nous disent : "Ouh la la ! ça va faire mal au budget !"» Mieux vaut continuer de noyer les allocataires sous des montagnes de formulaires.

Depuis 2009, les CAF passent au peigne fin 10.500 dossiers par an pour détecter les fraudes. «On pourrait en profiter pour repérer les allocations non réclamées, explique notre sociologue. Mais la Caisse nationale a refusé.» La chasse aux fraudeurs, c'est beaucoup plus porteur.

Isabelle Barré

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Volé, sans honte, cet article paru dans Le Canard Enchaîné et repris par le site Actuchômage qui mérite la visite.

On écoutera sur ce thème la mémorable chanson de Charlélie Couture datant de 1981. La ballade de Serge K raconte l'histoire, bien réelle, d'un chômeur mort de misère dans la solitude de l'usine qu'il squattait. À l'époque la mort de Serge a fait la une des journaux. Des radios, des télévisions y ont consacré des émissions durant des semaines. Politiques, syndicalistes, universitaires, étaient interrogés longuement...

jeudi 15 décembre 2011

La gueule de l'emploi


Vous souvenez-vous de ce documentaire explosif que France 2 proposa il y a deux mois (c’était le 6 octobre 2011 à 23h10) et qui semble avoir déjà fait long feu ?

L’auteur Didier Cros, dont il faut pourtant saluer la performance, nous avait, ce soir là, projeté en pleine figure, une scène de genre parfaitement représentative et ô combien réelle des dérives au quotidien d’un monde devenu fou. Ce monde, c’est celui d’une entreprise en délire, prise la main dans le sac du mépris et de l’impunité banale, dans le cadre d’une séance de recrutement filmée sur le vif. On y voyait comme rarement à la télévision, ce dont est capable une firme quand elle se prend les pieds dans son plan de com, et ce qu’elle révèle alors à son corps défendant, de culture managériale exacerbée, omnipotente et  totalement décomplexée.

Deux mots émergent de cette pitoyable danse du scalp concoctée autour du recrutement de commerciaux par le GAN, rebaptisés «conseillers » pour la circonstance et cornaqués par un cabinet de clowns de choc : humiliation et soumission. Merci RST de nous avoir révélé de façon si convaincante, une réalité organisée sous le signe de l’obscène et filmée avec l’accord du bourreau lui-même en forme d’authentification suprême.

Humiliation, c’est ce que disent eux-mêmes, à tête reposée, les candidats. Malmenés, promenés, bernés, manipulés, tout fut bon pour les faire gesticuler, se justifier, se contredire, tout à leur préoccupation de présenter leur meilleur profil d’insectes pris au piège d’un chômage prolongé ou d’indemnités en berne. Jusqu’à solliciter une prolongation de supplice pour mieux faire leurs preuves le lendemain ! Une famille à nourrir, un trou de CV accusateur, un moral menacé de flancher, une pression sociale devenue difficile à supporter, l’envie était grande pour eux d’en sortir une fois pour toutes et de reprendre pied, ce qui ne pouvait au passage que les conduire à commettre l’irréparable dont ils s’accusent a posteriori : se prendre les pieds dans le tapis qui leur fut maintes fois tendu, ou s’être laissés aller au petit jeu très glauque de la surenchère, de la dénégation des évidences, ou de la peau de banane traitresse à l’encontre de leurs camarades de souffrance.

Sous les yeux d’un client souverain et discrètement amusé, et à deux exceptions près qui ont d’emblée planté là leur tourmenteur d’un jour, ils se sont donc pliés au jeu abject qui leur était imposé, et dont beaucoup sont ressortis tenaillés par un malaise d’autant plus amer qu’à l’échec s’ajoutait le sentiment de s’être eux-mêmes trahi ou sali complaisamment. Gageons qu’ils ont du mettre quelques jours à s’en remettre ou à reprendre le cours d’une recherche d’emploi déjà si frustrante et usante pour les nerfs ou la motivation. Quelle déchéance que de se voir invités à danser devant les loups, tels les invités d’un Staline finissant, ridiculisant les dignitaires du régime en les soumettant à son bon plaisir malsain !

Soumission en effet. Fille de l’humiliation consentie et de l’efficience magnifiée. Soumission en effet que, dans le sujet tourné, revendiquent sans vergogne les tristes sires et les marionnettes de la DRH, mettant en avant le « formatage » nécessaire au nom des exigences de l’entreprise et de la loi du genre. Et voilà leur grand ordonnateur, kapo d’un jour, labellisé, légitimé dans son odieux jeu de rôle au prétexte de ne faire que reproduire en circuit fermé la dure réalité de la vie professionnelle, la loi d’airain du « terrain », et la dure réalité du métier de la vente. Ah comme les arguments les plus rationnels président toujours à la bêtise, pour ne pas dire à la barbarie triomphante, abritant sous les plus belles protestations d’efficacité ou de vertu, les instincts douteux de tout misérable ayant décidé de soumettre à sa loi, le premier malheureux qui lui passe à portée de la main.

La vie des affaires n’est pas un long fleuve tranquille, certes. Justifie t’elle pour autant de telles singeries ? Comment ne pas deviner derrière le paravent des réalités, l’impératif de compétitivité ou le prétexte d’expérimentation, la très vilaine envie de tenir à sa main, de dominer sans partage, de disposer sans limites, de soumettre sans retenue ? Bref, l’envie d’écraser, le besoin de rabaisser, le souci de se rassurer qui par carence éducative ou démission de l’autorité, confinent comme en l’espèce à la veulerie la plus sordide.

J’entends d’ici les commentaires scandalisés et les réactions vertueuses de la profession tout entière déniant à cette triste pantalonnade tout caractère représentatif, toute portée réelle ou mettant en garde contre la tentation de généralisation. Je les refuse par avance. Le management moderne a outrepassé depuis longtemps les bornes de la morale la plus élémentaire et s’appuie comme jamais sur le marché pour justifier l’injustifiable. Et nous le savons parce que nous y consentons, tous autant que nous sommes, victimes ou bourreaux, bourreaux ou spectateurs, spectateurs ou instigateurs. Nous sommes aux premières loges, mais nous préférons détourner la tête de ce qui se déroule tous les jours sous nos yeux. Dans l’entreprise. Dans nos entreprises. À des degrés divers, certes. Mais sans véritable rempart ni garde fou par nature. Ce fut la principale vertu de cette émission que de nous le rappeler. Non de nous en faire prendre conscience, comme on le dit toujours au bord de la nausée, quand on feint de découvrir l’innommable ou pour le moins l’indécent.

Jacques Duplessis

Volé, sans honte, à son auteur sur ce site qui mérite la visite. 

mardi 6 décembre 2011

La boite de thon


C'était une petite galerie marchande comme il y en a parfois au pied des cités. La moitié des magasins étaient fermés, les rideaux de fer désormais couverts de graffitis étaient baissés depuis longtemps sur des commerces qui ne tenaient pas longtemps face à la précarité et à la délinquance. Il restait un bazar tenu par un Pakistanais, quelques enseignes inconnues qui vendaient des vêtements à bas prix, un cordonnier et un bar ouvert vers la rue, avec ses quelques tables en plastique délavé et des parasols ouverts en toute saison pour avoir l’air plus gai. Et tout au fond de la galerie il y avait un petit supermarché où nous nous rendions ce jour-là pour y chercher un voleur qui avait été arrêté en flagrant délit par des vigiles.
  
Les quelques adolescents qui traînaient là, adossés aux murs des magasins morts, nous regardaient passer, le regard mauvais en marmonnant des mots auxquels nous préférions ne pas prêter attention. Ils devaient avoir une vague idée de la raison de notre venue et de nos pas pressés dans l’allée crasseuse de leur havre de fortune.  

Nous sommes passés au-delà des caisses du supermarché, et un grand type arborant un badge d’une société de sécurité nous a invités à le suivre vers le bureau du directeur du magasin, où le voleur avait été conduit. Nous avons monté un escalier et sommes entrés dans une pièce dont l’unique fenêtre donnant sur les rayons et les caisses était masquée par un store à lamelles.  

Assis sur une chaise, face au bureau et à l’écran d’une caméra de surveillance, un tout petit enfant sanglotait. Il avait six ans.  

— Où est le voleur ? avons-nous demandé. 
— C’est lui, ont répondu d’une même voix le directeur du magasin et le vigile, en désignant le gamin.  
— Qu’est ce qu’il a volé ? 
— Une boite de thon. 
— Une boite de thon ? 
— Oui, une boite de thon qu’il a mise dans sa manche. On a tout vu. On l’a chopé à la sortie. 
— Il était tout seul ? 
— Tout seul. Pas de complices. Sale petit con. »  

On regardait tous la boite de thon sur le bureau. 

Une boite de thon sans marque, vendue à l’unité, de ces produits qu’on place tout en bas des rayons parce qu’ils sont les moins chers, que l’emballage est laid et ne donne pas envie.  

Le gamin continuait à pleurer et hoqueter, avec plein de larmes et de morve sur le visage.  

— Monsieur, on va emmener le môme. Affaire sans suite, on est d’accord ?
— Ah mais non, certainement pas ! J’en ai ras-le-bol de tous ces merdeux, ces nègres et ces bougnoules qui viennent me faire chier et me piller tous les jours ! Je vais déposer plainte.
— Ce n’est qu’une boite de thon, vous n’avez pas mieux à vous mettre sous la dent comme voleur ? On va s’emmerder à faire une procédure pour une boite de thon piquée par un mioche qui pisse encore au lit ?
— Mais j’en ai rien à branler, moi ! C’est votre boulot !  

On est repartis avec l’enfant.  

J’ai attrapé sa main, mais il s’est senti prisonnier.  

On a traversé ainsi toute la galerie marchande dans l'autre sens vers la sortie.   

Le petit pleurait, essayait de m’échapper. Mais il fallait bien l’emmener pour le rendre à ses parents.  

Les jeunes nous ont encore regardés, mais ils ne disaient plus rien. Seuls leurs yeux nous tiraient dans le dos.  

Moi, je regardais vers nulle part, j’avais juste un voleur de six ans à mes cotés, un voleur de boite de thon, qu’aucun mot ne calmait et qui, la bouche grande ouverte sur une dent de lait manquante, hurlait « maman ! »  

Dans la voiture, en route vers le commissariat, il s’est un peu calmé, on l’a rassuré comme on a pu, on a essayé de le faire rire. Et c’est là qu’il nous a dit qu’il avait faim.

Bénédicte Desforges

Texte piqué — c'est un flagrant délit ! — à cette adresse qui mérite la visite.


Ajout le 9 décembre à 15h30 : lire ceci sous la plume d'Olivier Bonnet qui cite lui aussi Bénédicte Desforges. C'est d'une tout autre nature mais tout aussi révoltant. 

vendredi 25 novembre 2011

Aziz


Dans les chantiers internationaux de jeunes bénévoles on retape une église ou on consolide les ruines d'un château, on débroussaille un futur sentier de randonnée ou on fait de l'archéologie expérimentale, on répare des murets anciens ou on redonne fraîcheur à une maison paysanne. En compagnie d'autres jeunes venus d'autres pays. Tu tapes "Union Rempart" dans ton moteur de recherche si tu veux en savoir plus.

À dix-huit ans Aziz vient participer à un chantier international dans un coin de campagne française. Ils sont un petit groupe de garçons et filles à venir de la même ville d'Algérie. Participant chez eux à une organisation qui anime un quartier pauvre, rénove des maisons de la colonisation française, gère un restaurant social, fait du soutien scolaire, organise des activités pour les gosses. Plusieurs sont musiciens et ils ont apporté leurs instruments. Les murs du vieux château ont résonné tout l'été de musiques méditerranéennes. 

Aziz revient plusieurs étés tailler la pierre ou maçonner le jour. Et chanter, jouer guitare, oud et percussions la nuit. À cette époque les organisations de jeunes, comme les festivals ou les théâtres, n'ont pas encore les incroyables difficultés actuelles pour inviter des étrangers à rencontrer des Français ou à jouer pour eux. 

Arrivent les années de cendre où les massacres deviennent la spécialité locale du moindre hameau d'Algérie. Un climat malsain pour les frères d'Aziz, plus âgés, qui vivent déjà en France. Aziz devient de plus en plus menacé lui aussi. Son statut de musicien ne fait qu'ajouter à sa condition suspecte d'intellectuel. Après un dernier séjour dans les pierres du château, Aziz ne reprend pas le bateau pour rentrer en Algérie.

Il a tout prévu. Logement. Boulot. Législation. Une agence de musiciens l'a mis dans son catalogue. Sûr que la préfecture n'a pas apprécié, mais alors pas du tout, d'apprendre qu'un Algérien n'avait regagné son pays sitôt le chantier de jeunes terminé. Et s'est calmée en apprenant qu'Aziz avait finalement quitté la France avec un peu de retard. L'agence de musiciens se débrouille en effet pour prévoir des concerts à l'étranger afin qu'Aziz ne séjourne jamais plus de trois mois consécutifs en France... Visa de tourisme, il est ainsi en règle ou presque.

Aziz fait son bonhomme de chemin. Il a du talent et une patte inimitable. Il devient un musicien reconnu pour sa production personnelle et pas seulement comme musicien accompagnateur. Sans dormir dans des palaces bling bling à trente sept mille euros, il acquiert tout de même une certaine notoriété, enregistre un disque, puis d'autres. Est invité par des salles de concert et des festivals prestigieux. Sous toutes les latitudes. Belle revanche qu'un "étranger" ex-clandestin soit accueilli officiellement pour jouer sa musique dans les pays les plus exotiques... Il devait aussi, voilà pas bien longtemps, faire une tournée en Algérie. Annulée. Peut-être encore trop délicat.

Aziz a obtenu assez vite un titre de séjour en bonne et due forme grâce à l'intervention d'un parlementaire amusé par le stratagème déployé et intéressé par le parcours, tant musical qu'intellectuel, du garçon. En guise de remerciement Aziz viendra jouer plusieurs fois, pour les seuls frais de déplacement, dans des bourgs ruraux proches du château où jeune bénévole... Il n'a pas oublié la région où Français et Algériens faisaient des chantiers en compagnie de Tchèques, Hongrois, Espagnols et une dizaine d'autres nationalités. 

Aziz vit aujourd'hui paisiblement dans une ville française avec sa petite famille. Il a obtenu la nationalité française. Il continue ses petits concerts acoustiques, ses grands concerts avec une tapée de musiciens, va bientôt enregistrer un énième nouveau disque. La France héberge un talent qui met du soleil dans ses nuits musicales et, me croiras-tu ? personne n'en souffre. 

jeudi 17 novembre 2011

Hongrie 1989

1989. Je travaille en Hongrie. Le pays est alors en ébullition. Au printemps on réhabilite officiellement Imre Nagy. C'est le chef du gouvernement hongrois de 1956 qui s'était affranchi de la tutelle russe. Imre Nagy l'a payé de sa vie à la suite d'un procès sans surprise comme on savait alors si bien les conduire... On avait ensuite enterré son corps à la va-vite dans quelque lande déserte.

En 1989 plus d'un million de personnes assistent aux funérailles nationales qui accompagnent la réhabilitation d'Imre Nagy. Je regarde la cérémonie à la télévision. Une dignité et un silence respectueux avec un million de personnes à l'enterrement à Budapest. Un million de personnes alors que la Hongrie compte onze millions d'habitants ! C'est un jour chômé de deuil national. Chômé. Même les feux tricolores ne fonctionnent pas dans ma ville ! À midi tout s'arrête pour quelques minutes de silence. La radio annonce qu'elle cesse ses émissions. Nous sommes sur l'autoroute. Mon accompagnateur hongrois arrête sa voiture, là, au beau milieu de l'autoroute. Comme tous les automobilistes. Nous repartons quand la radio recommence à émettre. Comme tous les automobilistes.

En revenant en France pour une fête de famille j'ai l'énorme surprise de constater que personne ou presque n'a connaissance des événements hongrois. Je passe pour un plaisantin quand je tente d'expliquer qu'un bouleversement historique se prépare à l'Est. Dire que la frontière hongroise avec l'Autriche va être ouverte fait hurler de rire. 

Pourtant, en fin d'été, la veille de cette ouverture une file ininterrompue de quarante kilomètres de Trabant, Dacia et Lada est-allemandes stationnent sur l'autoroute Budapest-Vienne. Leurs propriétaires veulent être parmi les premiers à rejoindre l'Allemagne de l'Ouest. La blague des Hongrois est de demander si le dernier a bien éteint la lumière en Allemagne de l'Est avant de partir. Je verrai encore pendant des semaines des voitures est-allemandes traverser la Hongrie.

Tu connais la suite avec la chute du mur de Berlin, la fin du Conducator roumain et autres menus détails. Parce que là, la presse s'est enfin décidée à en parler... Un autre empire, avec une autre idéologie tout aussi totalitaire et tout aussi affranchie de la réalité, va bientôt s'effondrer. On n'en est pas encore au constat de décès mais ça sent déjà le sapin. Ah ça, en le disant, nous passons pour des plaisantins... et ça fait hurler de rire.

Des incroyants ont écrit une lettre à quelques membres du politburo libéral pour lui demander : Ce fameux « bonheur néo-libéral » qu'on nous promet depuis trente ans, ça vient quand ?

On lira leur missive complète par exemple chez une intermittente du boulot ou chez un auteur de samizdat. Ils ont mon amitié.

samedi 12 novembre 2011

Karim

Dix-huit ans et un aller simple pour l'exil. Chassé par le chômage, les privations et l'absence d'avenir. Mais aussi fermement "conseillé" par des gens qui ont conservé le souvenir des années sombres de l'Algérie. Le petit garçon que Karim était lors des massacres ne sait à peu près rien de l'histoire familiale qui génère ces rancœurs tenaces. Il sent seulement qu'il doit partir fissa pour éviter de graves ennuis.

Karim débarque dans notre ville. Il a choisi la France comme pays d'exil parce qu'il parle couramment français. Après quelques semaines de présence, il connaît déjà tout le monde et tout le monde le connaît. Karim, c'est l'histoire de Mondo, le petit gamin de JMG Le Clézio : il arrive en janvier et c'est le soleil qui nous rend visite ! Un sourire d'une oreille à l'autre. Il distribue le bonheur à la ronde plus vite qu'un flic les contraventions.

Karim connaît les associations caritatives de la ville, les amicales d'étrangers, les associations de ci ou de ça. Et tous les bénévoles connaissent Karim. C'est le gars qui est toujours volontaire pour faire un déménagement ou repeindre un local, transporter des colis ou décharger des palettes, faire un tour à la déchetterie ou assurer une permanence, tenir un stand ou faire le service au restaurant social. Il a assuré les cours de français langue étrangère pour remplacer une prof bénévole malade. Pour rendre service il a aussi gardé des gosses. Dont le mien.

Les jours de grand soleil dans la tête, Karim redonnerait la pêche à une armée en déroute. Un sourire à réchauffer une banquise. Une gentillesse contagieuse. Suffit qu'il soit sur la place qui est le lieu de rendez-vous de la jeunesse pour que l'ambiance en soit légère et riante. 

Les jours où Karim n'a pas le moral. Alors il vient manger à la maison. On bavarde. Il voudrait bosser officiellement et pas au noir, régulièrement et pas au hasard des chantiers. Avoir un salaire décent et déclaré. Mener une vie normale. Ne pas se cacher. Cesser de dormir chez un copain ou dans un squatt. Avoir un avenir aussi souriant que son visage. Mais il butte sur l'impossibilité d'obtenir ces fichus papiers.

Ça fait maintenant près de deux ans qu'il est dans la ville. Je l'ai parfois taquiné parce qu'il est bien souvent entouré d'une foule d'étudiantes mignonnes à croquer. Et puis voilà, il a finalement fait la rencontre ! À vingt ans, un beau gosse aussi gentil ne reste pas seul très longtemps... Tu verrais ce coquin comme il devient soudain tout rouge, tout timide, cherchant à se fondre dans le bitume, de peur que je fasse une mauvaise blague, le jour où je les rencontre la première fois main dans la main. Elle est française avec un prénom que plus français ça n'existe pas. 

Et puis la police arrête Karim. Pas longtemps avant Noël. Pour un délit qui nous vaudrait, à toi ou moi Français de souche, un tirage d'oreille sur papier tricolore assorti d'une amende de quelques dizaines d'euros. Ce matin, "amende minorée", m'a dit le policier pour un délit routier autrement plus sérieux : la nation dans sa grande bonté va me soulager de vingt-deux euros. Karim, lui, il a tout de suite séjourné en maison d'arrêt — pas en centre de rétention, non, en maison d'arrêt, en taule quoi ! — avant de prendre un avion aux frais du contribuable français. 

La ville est vide. Pas revu la petite amoureuse dont je ne connais que le prénom. Pendant des mois les étudiantes m'ont dit leur tristesse. Et leur  colère. Et leur révolte. Pendant des mois mon gamin m'a demandé où était Karim. Papa, on va le voir ? Tu sais bien où il habite... Va expliquer à un petiot que Karim qui parle français n'est pas Français, qu'il était sans papier, qu'il a fait l'objet d'une reconduite à la frontière, qu'on est sans nouvelle, qu'on ne le reverra peut-être jamais. 

Qu'est devenu Karim ?

dimanche 6 novembre 2011

Vous qui venez


Une chanson pour indiquer l'état d'esprit de la maison à l'enseigne des Partageux. Même si je n'en suis pas le signataire. Pour écouter les notes, en lisant les mots, il faut se rendre ici http://www.laurentberger.com > Le paludier > Cd La belle saison > Vous qui venez


Vous qui venez

Vous qui venez me visiter
Entrez chez moi mais les mains vides
Entrez chez moi mais les mains vides
Et le cœur plein le cœur vivant
Le cœur chagrin ou bien chantant
C'est lui que je veux héberger
C'est lui que je veux héberger

Votre venue m'est imprévue
C'est pourtant celle que j'attendais
C'est pourtant celle que j'attendais
Et j'y préparais ma maison
Et j'y préparais mes chansons
Pour que tout ici vous salue
Pour que tout ici vous salue

Nous avons tant à nous connaître
Qu'il faut nous garder de parler
Bien sûr nous sommes étrangers
Et ce d'aussi loin que remontent
Nos toutes premières rencontres
Il nous faut chaque fois renaître
Il nous faut chaque fois renaître

Nous sommes chacun dans nos âges
Et en attente des prochains
Et en attente des prochains
On peut pourtant se deviner
Nos murs sont déjà tapissés
Des vues de nos prochains voyages
Des vues de nos prochains voyages

Vous qui venez me visiter
Veillez à laisser sur le seuil
La boue séchée de vos orgueils
Nous nous croisons belle fortune
Plus chanceux que soleil et lune
Qui ne savent que s'éviter
Qui ne savent que s'éviter

Sitôt que vous repartirez
Je retrouv'rai ma solitude
Mais goûterai ma solitude
Plus légère qu'avant ne me vienne
Visiter Simon de Cyrène
Vous qui venez me visiter
Vous avez parfum d'amitié

Laurent Berger

samedi 29 octobre 2011

Christiane

Christiane, elle rame, elle galère. Entre trois gamins qu'elle élève seule, des ersatz de boulot et des miettes de revenu. Elle trépigne encore de sa journée difficile. Une putain de rage à bouffer sans trop mâcher un nain tout cru. Talonnettes et gourdasse comprises. 

— Cet après-midi, j'ai cru que j'allais étrangler une conseillère pôle-Emploi. Elle sortait de chez le coiffeur, puait la cocotte, venait d'enrichir une esthéticienne et de dévaliser une boutique de fringues. Elle tordait du cul dans une jupe en cuir et des collants satinés. Cette salope doit avoir un maquereau qui gagne plus de pognon par jour que moi dans l'année.

— Bah, tu sais, les choix esthétiques de la madame, tu peux bien...

— Arrête un peu ! Je te cause pas de ça ! Cette salope se permet de me prendre de haut. Et je n'aime pas qu'on me fasse sentir que j'ai trois gosses à charge, que je suis au RSA et que je suis mal habillée selon des critères de pouffiasse. 

— Bon, tu te calmes un peu et tu me racontes ?

— Je me suis tapée aujourd'hui cent quatre-vingt bornes dans ma voiture pourrie — je croise les doigts de ne pas me faire arrêter par les bleus — dans l'espoir de faire la formation pour passer le permis D. Et de trouver la solution pour le financer, ce foutu permis ! Et c'est là que la pétasse, qui tord du cul, tord aussi de la gueule.

— Mais enfin voyons, me dit-elle la bouche en cul de poule, pour cette formation à temps plein, vous allez bénéficier d'une rémunération de 650 euros, ce qui n'est tout de même pas rien ! Et vous aurez un permis D à la clé avec la certitude d'un emploi à la suite. C'est normal qu'on ne nous aide pas plus. C'est à vous de choisir si vous décidez de vous investir personnellement. Renseignez-vous ailleurs !

— Le salaire de la suite, c'est pour conduire un bus scolaire. C'est payé 450 euros par mois. Tu vois un peu la tête du banquier si je veux emprunter sur cette magnifique perspective d'avenir !

— Mmmouais, évidemment, c'est un peu loin des préoccupations du FMI et de la banque mondiale...

— Bon, c'est pas une première pour moi, ça fait pas loin de vingt ans que je rencontre ce genre de personne à l'ANPE ou aux Assedics. Mais ça m'énerve toujours autant, d'entendre des trucs pareils, quand on sait tout le pognon qui se brasse, qui engraisse tant les gorets et fait crever les petits. En les culpabilisant en plus ! Et ça m'énerve toujours autant de voir ces conseillers-petits chefs qui bandent à servir les gros salopards. Je ne devrais pas mais, quand je parle de ça, je n'arrive pas à ne pas être grossière...

— Tes conseillers, faudrait les regrouper par une nuit froide dans le sas d'une banque pour qu'ils comprennent.

— Euh, je ne comprends pas.

— Quand tu n'as pas où dormir et que la rue, c'est tout nouveau pour toi, le sas d'une banque, avec son distributeur de billets, est l'un des premiers endroits auxquels tu songes. Et tu réalises alors que le confort de la banque est tout relatif... Je t'assure qu'ils apprendraient vite le respect des petits, tes conseillers.