Partageux rencontre des personnes cabossées par notre société libérale, change leur identité et ne mentionne ni son nom, ni sa ville pour qu'on ne puisse les reconnaître. « Devant la servitude du travail à la chaîne ou la misère des bidonvilles, sans parler de la torture ou de la violence et des camps de concentration, le "c'est ainsi" que l'on peut prononcer avec Hegel devant les montagnes revêt la valeur d'une complicité criminelle. » (Pierre Bourdieu) La suite ici.

mardi 6 décembre 2011

La boite de thon


C'était une petite galerie marchande comme il y en a parfois au pied des cités. La moitié des magasins étaient fermés, les rideaux de fer désormais couverts de graffitis étaient baissés depuis longtemps sur des commerces qui ne tenaient pas longtemps face à la précarité et à la délinquance. Il restait un bazar tenu par un Pakistanais, quelques enseignes inconnues qui vendaient des vêtements à bas prix, un cordonnier et un bar ouvert vers la rue, avec ses quelques tables en plastique délavé et des parasols ouverts en toute saison pour avoir l’air plus gai. Et tout au fond de la galerie il y avait un petit supermarché où nous nous rendions ce jour-là pour y chercher un voleur qui avait été arrêté en flagrant délit par des vigiles.
  
Les quelques adolescents qui traînaient là, adossés aux murs des magasins morts, nous regardaient passer, le regard mauvais en marmonnant des mots auxquels nous préférions ne pas prêter attention. Ils devaient avoir une vague idée de la raison de notre venue et de nos pas pressés dans l’allée crasseuse de leur havre de fortune.  

Nous sommes passés au-delà des caisses du supermarché, et un grand type arborant un badge d’une société de sécurité nous a invités à le suivre vers le bureau du directeur du magasin, où le voleur avait été conduit. Nous avons monté un escalier et sommes entrés dans une pièce dont l’unique fenêtre donnant sur les rayons et les caisses était masquée par un store à lamelles.  

Assis sur une chaise, face au bureau et à l’écran d’une caméra de surveillance, un tout petit enfant sanglotait. Il avait six ans.  

— Où est le voleur ? avons-nous demandé. 
— C’est lui, ont répondu d’une même voix le directeur du magasin et le vigile, en désignant le gamin.  
— Qu’est ce qu’il a volé ? 
— Une boite de thon. 
— Une boite de thon ? 
— Oui, une boite de thon qu’il a mise dans sa manche. On a tout vu. On l’a chopé à la sortie. 
— Il était tout seul ? 
— Tout seul. Pas de complices. Sale petit con. »  

On regardait tous la boite de thon sur le bureau. 

Une boite de thon sans marque, vendue à l’unité, de ces produits qu’on place tout en bas des rayons parce qu’ils sont les moins chers, que l’emballage est laid et ne donne pas envie.  

Le gamin continuait à pleurer et hoqueter, avec plein de larmes et de morve sur le visage.  

— Monsieur, on va emmener le môme. Affaire sans suite, on est d’accord ?
— Ah mais non, certainement pas ! J’en ai ras-le-bol de tous ces merdeux, ces nègres et ces bougnoules qui viennent me faire chier et me piller tous les jours ! Je vais déposer plainte.
— Ce n’est qu’une boite de thon, vous n’avez pas mieux à vous mettre sous la dent comme voleur ? On va s’emmerder à faire une procédure pour une boite de thon piquée par un mioche qui pisse encore au lit ?
— Mais j’en ai rien à branler, moi ! C’est votre boulot !  

On est repartis avec l’enfant.  

J’ai attrapé sa main, mais il s’est senti prisonnier.  

On a traversé ainsi toute la galerie marchande dans l'autre sens vers la sortie.   

Le petit pleurait, essayait de m’échapper. Mais il fallait bien l’emmener pour le rendre à ses parents.  

Les jeunes nous ont encore regardés, mais ils ne disaient plus rien. Seuls leurs yeux nous tiraient dans le dos.  

Moi, je regardais vers nulle part, j’avais juste un voleur de six ans à mes cotés, un voleur de boite de thon, qu’aucun mot ne calmait et qui, la bouche grande ouverte sur une dent de lait manquante, hurlait « maman ! »  

Dans la voiture, en route vers le commissariat, il s’est un peu calmé, on l’a rassuré comme on a pu, on a essayé de le faire rire. Et c’est là qu’il nous a dit qu’il avait faim.

Bénédicte Desforges

Texte piqué — c'est un flagrant délit ! — à cette adresse qui mérite la visite.


Ajout le 9 décembre à 15h30 : lire ceci sous la plume d'Olivier Bonnet qui cite lui aussi Bénédicte Desforges. C'est d'une tout autre nature mais tout aussi révoltant. 

2 commentaires:

  1. j'aime beaucoup le thon du texte, si je peux me permettre.

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  2. Je n'hareng à ajouter à ce commentaire piscicole. Bonne pêche ! ;o)

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Vas-y pour tes bisous partageux sur le museau !