Partageux rencontre des personnes cabossées par notre société libérale, change leur identité et ne mentionne ni son nom, ni sa ville pour qu'on ne puisse les reconnaître. « Devant la servitude du travail à la chaîne ou la misère des bidonvilles, sans parler de la torture ou de la violence et des camps de concentration, le "c'est ainsi" que l'on peut prononcer avec Hegel devant les montagnes revêt la valeur d'une complicité criminelle. » (Pierre Bourdieu) La suite ici.

mercredi 10 décembre 2014

Queues de cerises à durée déterminée


Dans Quartier Nord, François Ruffin raconte deux années d’expédition en terra incognita. Deux ans en terre étrangère. Étrangère à la classe politique. Deux ans dans le monde du chômage et des emplois précaires. Deux ans avec les fins de mois difficiles surtout que ça commence dès le 1er. Deux ans dans un chantier d'insertion d’exception.

A son tour, Gilles de Robien [alors maire d'Amiens] s’enthousiasme pour « ce cadre tout à fait exceptionnel » : « C’est vraiment une très belle initiative, et je tiens à le dire à tout le monde. (…) des gens qui travaillent, qui apprennent et qui sont heureux. (…) On peut suivre ce progrès considérable à la fois pour les hommes, je l’espère, et en même temps, pour la beauté de la ville. » Qui, en effet, persisterait dans la mélancolie avec la moitié d’un SMIC mensuel ? Le futur ministre de l’Education, lui, sait se contenter de peu, et se veut partageur : « Nous utiliserons d’autres dispositifs pour qu’un maximum d’Amiénois puissent bénéficier du chantier d’insertion. » Chaque habitant n’aspire, c’est bien connu, qu’à « bénéficier » d’une pareille opportunité…

François Ruffin raconte le choc entre les grands bourgeois obscènes qui vivent sur un autre planète et les gens de peu qui souhaiteraient juste vivre décemment avec un emploi fixe, un vrai salaire et un horizon dégagé. Pas avec un CES, contrat emploi solidarité, ou un autre « dispositif » au goût de queue de cerise à durée déterminée.

Dans ces pages [les procès-verbaux du conseil municipal]  l’indécence affleure : des notables, l’un médecin, l’autre assureur, etc., qui encaissent 30 000, 40 000 ou 60.000 francs chaque mois, se réjouissent, avec moult superlatifs, que 3.300 francs soient accordés aux manants. Le château contre le hameau, toujours, un idéal de charité, peuple des chômeurs qui se contenterait du pain et d’un burin. Et comment ces messieurs envisagent-ils d’épauler les CES ? En consolidant leurs contrats ? Non. En prévoyant un éducateur, une assistante sociale, une infirmerie ? Non. En leur assurant le minimum, c’est-à-dire leur sécurité ? Non, même pas.  


Un jeune garçon est mort dans le chantier d’insertion. Tué sous une avalanche de pierres. Les normes minimales de sécurité n’étaient même pas respectées.


Rue Lobau, à l'administration municipale, on retire les dossiers : balayeur, jardinier, gardien, etc., Minawar ratisse large. Autant de paperasses à remplir, CV à fournir, lettres de motivation à rédiger (mon boulot) [François Ruffin est l’employé aux écritures des copains en quête d’un taff], de quoi repousser l’échéance de la désespérance. Les retours parviendront chez Zoubir, au fil des semaines. Lui les transmettra à son frère avec précaution, pour le ménager : « Les listes sont bloquées », énoncent les courriers. Un an et demi plus tard, finalement, il passera les « tests », et échouera. Que pouvait-il, dans ce concours, lui le dyslexique face, par exemple, à Sofiane et à son BTS « force de vente » (on joue au foot ensemble) ? Que pouvait-il face à cette génération de bacheliers balayeurs ?

On peut rêver, un moment, puis on ne rêve plus : pas de CDI à l’horizon. La résignation prend le dessus, l’usure, comme un ressort qui se brise. Vite parfois, en six mois. On se prétend toujours « en intérim », mais la dernière mission remonte au siècle dernier. Le monde du travail s’éloigne, on le contemple à travers son hublot comme une autre planète. S’afficher comme « intérimaire » ne sert plus, alors, qu’à masquer une autre identité, passerelle discontinue, indolore, vers une marge que l’on ne nomme pas.

Quartier Nord c’est l’épopée de la guerre moderne. La guerre aux pauvres, la guerre aux gens modestes, la guerre à ceux qui n’ont que leurs bras et leur tête et pas de patrimoine pour faire bouillir la marmite. 

Car c’est une bataille, « l’insertion », qui réclame un mental, repartir au front, encaisser les défaites, ne pas s’écouter, d’abord, ne pas écouter en soi sa faiblesse, trop facile. C’est une lutte que  Norredine a engagée, lui et d’autres, pas des clones, non, mais une agressivité en commun, une agressivité sans coups ni injures, impalpable, dans le ton, les regards de défiance. On la dénonce, cette agressivité, et elle effraie. Contre elle, on en appelle au civisme. Ne reste que ça, pourtant, aux dominés qui n’ont pas renoncé : un avatar de pugnacité, oui, la rage à fleur de peau quand les bien nés réussissent sans combattre.

C'est pas Les Misérables du XXIe siècle mais ça devrait être au programme des lectures de toute la classe politique. Avec un stage de découverte obligatoire d'un an. Une immersion bigrement nécessaire quand la noblesse veut nous faire bosser le dimanche et la nuit. Quartier Nord de François Ruffin, Éditions Fayard.
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C’est la mer. Michel Tonnerre chante son grand-père engagé comme mousse à treize ans.

5 commentaires:

  1. Je partage ta conclusion.Un stage quinquennal pour les oligarques et leurs zélés serviteurs politiciens.

    Il me semble en avoir lu des extraits sur Fakir, mais je note...

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    1. J'adooore ton plan quinquennal. ;o) Et je les imagine, eux qui n'ont jamais travaillé, se coltiner des palettes sous une pluie glaciale de décembre. Je les imagine, les Raffarin, Valls, Macron, Moscovici et consorts, les doigts gourds trempés glacés à tailler des vignes en février avec un blizzard venu direct de Russie. Je les imagine pointant à cinq heures du matin le dimanche après avoir laissé le gosse à la crèche.

      Y'a pas longtemps un socialiste professionnel de mon coin se plaignait qu'on lui avait craché dessus alors qu'il tractait sur un marché pour les municipales. Eh bien crachons !

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  2. Insertion : vain mot en caractères majuscules. Et ça dure depuis la funeste invention des contrats jetables, vers le milieu des années 80, vendus sous les alibis fallacieux de "partage du travail", de "solidarité", etc.

    Comme il est impossible au système en place d'avouer qu'on en a terminé avec l'utopie du plein-emploi, et qu'il lui est aussi impensable de reconnaître qu'il serait moins coûteux d'instaurer un salaire de vie que de financer tous ces gadgets occupationnels et ces contrats-poubelles - car ce serait remettre en cause la sacro-sainte "valeur travail", encensée par tout le spectre politocard, de l'extrême-gauche à l'extrême-droite..., on continue à faire "comme si", on veut ramener les brebis égarées au bercail, on leur inflige l'insertion comme jadis on imposait la caserne et ses lois aux jeunots "pour en faire des hommes", le bagne aux voyoux pour "les ramener dans le droit chemin". Il y a derrière tout ça une forme de moraline bien délétère qui participe quand même d'un reliquat de culture paulinienne : "Celui qui ne travaille pas ne mange pas". C'est vrai que Paul de Tarse comptait parmi les stakhanovistes de son temps... Tu remarqueras d'ailleurs que ce sont toujours ceux qui en fichent le moins pour un bénef maximal qui veulent foutre les autres au charbon...

    Dans ma commune, les postes fonctionnarisés peu qualifiés, à la voirie et aux parcs et jardins, sont alloués à des gens dont la famille est dans les papiers de quelque notabliau indigène. On voit même à la tête de certaines institutions locales, tels un CFA, une Ecole des Beaux-Arts, parachutés des gens qui n'ont pas la moindre qualif', à part être apparentés de près ou de loin à quelque ponte qui tapine au sein d'une de ces "sociétés discrètes" que l'on continue dans le grand public à faire passer pour des groupes de réflexion à portée philosophique et humaniste - ce qu'ils ont certes été à une certaine époque (ne vois pas, Partageux, dans ma remarque, un rejet de l'idéal que représentèrent, à l'origine, lesdites sociétés).

    Pour en revenir aux chantiers d'insertion et autres assoces d'insertion dites "sans but lucratif", ce serait intéressant de connaître les chiffres, en taux de réussite, de ces machines à appauvrir les pauvres dont les présidents, secrétaires et trésoriers ne sont pas forcément sous CUI-CAE, et ce que ces dispositifs coûtent de subventions clientélistes au brave contribuable.

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    1. J'ai toujours du mal à oublier que le premier contrat dérogatoire — le TUC travail d'utilité collective — est une invention du gouvernement socialiste en 1984.

      Les crânes d'œuf ont calculé que le numérique et l'informatique vont encore faire disparaître en France un poil plus de 3 millions d'emplois d'ici 2025. Partageux prédit qu'on va nous sortir un nouveau contrat d'avenir solidaire pour l'insertion sociale professionnalisante etmoncul c'estdupoulet. Encadré, tu l'as remarqué, par des fils d'archevêques qui, eux, seront payés correctement.

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  3. Je l'ai lu il y a déjà quelque temps. C'est bien comme tu le dis, mais je ne l'ai jamais chroniqué : c'est franchement politique. Déjà, pour Marceline Desbordes-Valmore, j'hésite.

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Vas-y pour tes bisous partageux sur le museau !