Partageux rencontre des personnes cabossées par notre société libérale, change leur identité et ne mentionne ni son nom, ni sa ville pour qu'on ne puisse les reconnaître. « Devant la servitude du travail à la chaîne ou la misère des bidonvilles, sans parler de la torture ou de la violence et des camps de concentration, le "c'est ainsi" que l'on peut prononcer avec Hegel devant les montagnes revêt la valeur d'une complicité criminelle. » (Pierre Bourdieu) La suite ici.

mercredi 15 octobre 2014

Louis ou la psychiatrie en détresse

Louis a 19 ans la première fois que je le rencontre. Depuis plusieurs mois c'est Hervé, un ouvrier membre de la JOC, jeunesse ouvrière chrétienne, qui l'héberge. Hervé est un brave garçon mais il n’est pas versé pour un sou dans l’étude de la psychiatrie. Il peine à comprendre le comportement imprévisible de ce copain fantasque. 

Tous les gens qui font la maraude vont eux aussi se gratter longuement les cheveux devant Louis l'énigmatique. Et puis on assiste à une descente aux enfers très rapide. Louis abandonne le domicile de son copain pour dormir à la dure. Abandonne guitare, vêtements, tout son maigre avoir pour un simple sac à dos. Adopte un chien, puis deux, puis trois. Le gars habillé et coiffé correctement devient un clodo très sale en quelques semaines. Regard halluciné, élocution pâteuse, discours incompréhensible, mémoire de grenouille. 

Louis nous dit qu’il part à « Toulouse dans les Alpes ». Et quitte la ville. On ne le revoit qu’un an ou deux ans après. Toujours aussi déconnecté de la réalité. Toujours aussi sale. Toujours incompréhensible. Reste quelque temps ici, divers squats entre deux passages sous tente au bord de la rivière, avant de repartir. 

Deux-trois brefs séjours ici à six mois ou un an d’intervalle et puis cinq-six années passent. Et on retrouve Louis dans une rue près du restaurant social. Il est à nouveau bien rasé, bien coiffé, bien vêtu, tout propre. Sous son chapeau coquet il a un air détendu et un visage paisible. Trois chiens tirent un chariot de supermarché plus rempli qu’un tramway de Dubout. Une bâche verte rebondie recouvre le tout et Louis pousse le chariot. Toujours en solo avec cet équipage. 

On va pas jouer au psychiatre amateur, c’est pas ma tasse de thé, et je suis bien en peine de t’en dire beaucoup plus. Mais, en retrouvant Louis, je songe à nouveau que l’on a fermé plus de 20 000 lits de psychiatrie. Oui, d’accord, on pouvait remplacer les murs par un autre système. Mais on ne l'a pas fait. Et la psychiatrie est un secteur de la santé qui crie famine. 

Ah si, une tite dernière pour la route. Louis, il a passé son enfance balloté de foyer en foyer, il est seul dans la vie. Il n’a jamais eu la moindre famille pour aller klaxonner chez un toubib ou pour insister lourdement dans un service spécialisé. 

Si je t’écris, c’est pour appeler de mes vœux une société fraternelle où l’on pourra alerter des gens compétents et disponibles qui travailleront sans quotas, ni bordereaux, ni pièces justificatives, ni question sur pourquoi diable on se soucie d’un gars à la dérive qui ne nous est rien. Rien d’autre qu’un frère en humanité.
———

Manu Lann Huel, An traez, adaptation en breton de La plage, chanson de Graeme Allright. Extrait de Île-elle, un magnifique album consacré aux îles du Finistère.

9 commentaires:

  1. Le monde qui s'annonce n'est pas joyeux.
    Un monde du chacun pour soi, ou la peur règne : peur de l'autre, du différent, du pas comme nous, musulman, rom, sans-papiers, et "fou" aussi, toutes ces bouches inutiles, et qui ne servent à rien.

    Bientôt, chez nous comme en Grèce, laboratoire du libéralisme :

    http://cafemusique.wordpress.com/2012/06/30/les-fous-de-leros-toutes-ces-bouches-inutiles/

    Guerre aux pauvres, aux sans dents, aux assistés parce que c'est leur faute après tout, chômeurs, érémistes, grévistes qui nous emmerdent alors qu'on a qu'une envie : consommer ou rêver qu'on consomme, gagner au loto, regarder la télé. Au moins, là, on ne pense plus. On ne souffre plus.

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    1. Ma chère Gavroche,

      En te lisant tu me donnes l'idée de raconter l'histoire d'un autre gars que j'ai connu. On est dans un schéma proche mais, comme c'est dans une autre époque, ça se passe trèèès différemment. Ce sera ma prochaine chronique.

      Ton texte décrit un monde affreux. Ce ne sont pas les seuls fous qui paient la facture mais toute la société. Parce que cela montre un monde inhumain, sauvage, barbare.

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    2. Chère , et cher partageux -
      Non , il ne s ' agit pas d ' un monde qui s ' annonce mais bel ( ?) et bien du monde dans lequel nous vivons - qui n ' a guère changé depuis l ' époque féodale - monde d ' oppression - où l ' oppression qu ' on serait capable de perpétrer est marque de puissance - puissance ? - puissance de quoi ? - puissance de bande-mous !! -
      ne nous occupons plus de ces tarés dégénérés -
      Je suis profondément attristé de ne pouvoir rien faire pour ton copain en difficulté - si un de ces prchains jours j ' en vois quelque chose je t ' en avertirai - moi aussi j ' ai de tels amis perdus et j ' en souffre -
      Courage ,
      un jour nous vaincrons tous ces enculés haineux qui nous détruisent -
      C ' est une certitude !
      LovE à vous toutes et tous qui le savez -
      Monde Indien/ alias Charles de Sète

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  2. Récit poignant et révoltant quand on sait que les choses vont empirer à cause de l'austérité.

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  3. Bonjour,
    Qui êtes-vous pour juger cet homme et décider ce qu'il serait mieux pour lui ?
    Si tout être humain à une part de connaissance et une part d'ignorance, cette dernière mériterait chez vous d'être éclairée par ceci : la psychiatrie française est condamnée par le Comité Européen pour la Prévention de la Torture (CEPT) d'une part et d'autre part nul n'est sensée ignorer l'origine de la psychiatrie et celles traitements pratiqués.
    Le fonctionnement même de la psychiatrie est antidémocratique.
    Et temps que ce sujet restera tabou dans notre société, elle ne pourra jamais prétendre être démocratique et objective.
    Le premier droit fondamental de cet homme est d'être en vie et libre !
    Ce n'est à vous de choisir pour lui, ni de l'influencer.

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    1. "Le premier droit fondamental [...] est d'être en vie".

      Ben oui. Et j'en ai parfois vraiment marre d'enterrer chaque année un ou deux gars encore jeunes (entre 20 et 40 ans) parce qu'on n'a pas ou plus les services psychiatriques nécessaires à tous ceux qui en auraient besoin. Ne "pas influencer" quand il fait moins dix dehors et que le gars dort sur le pavé, c'est de la non-assistance à personne en danger. Ne pas envoyer aux urgences un gars en état de psychose due à une surdose massive de drogue, c'est souvent le condamner à mort.

      "Le fonctionnement même de la psychiatrie est antidémocratique."

      Là, je me gratte la tête. Oui, on a connu autrefois des pratiques non pas antidémocratique mais inhumaines, les choses ont bigrement changé depuis Camille Claudel et Antonin Arthaud.

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    2. Petit ajout. À mes yeux une société se définit beaucoup par le sort qu'elle réserve à tous ceux qui dérogent à ses normes : improductifs, déviants, marginaux, mais aussi volontaires défricheurs ou objecteurs.

      Pas question de soumettre une personne à une "règle" ou une "normalité" étouffante. Ainsi, bien qu'athée, cela ne me gêne pas de voir des écoles catholiques ou de voir des musulmanes porter un foulard.

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  4. Je suis retraité soignant en psy publique et les marginaux et déviants flirtant avec l'errance psychologique et sociale sont actuellement légion . Cela est dû en grande partie au fait qu'il y a une trentaine d'année , il fut mis fin à la spécialité d'ISP en instituant le tronc commun d'Infirmier ( ère ) D.E. conduisant à la négation et la suppression de la pratique hospitalière dite " Psychothérapie institutionnelle " promue dans les HP ouverts sur la cité en réaction au monde fermé des asiles . Depuis , cette spécificité soignante à disparu au profit d'un gardiennage induit par une formation au rabais des jeunes diplômes rendus incompétents malgré eux , leurs qualités éventuelles d'empathie " naturelle " ne suffisant pas . Autre facteur important : la pratique entrepreneuriale appliquée aux directions d'établissements et aux hiérarchies " soignantes " devenues essentiellement gestionnaires et formatées pour accentuer la hiérarchisation des personnels . Tout cela avec l'austérité des moyens .
    A noter qu'il n'y a plus de mouvement et de recherche théorique soutenue par une formation continue de masse devenue exsangue . Il ne reste que quelques assos militantes réduites à la portion congrue mais courageuses et résistantes : http://www.collectifpsychiatrie.fr/ . Dans les années 70 , j'ai eu le bonheur de vivre une expérience dite " antipsychiatrique " qui fut féconde et hélas avortée car vécue comme politiquement dangereuse par la direction d'établissement .
    En conclusion , les errants de la psychiatrie se retrouvent à la rue souvent enfermés dans leur pathologie et dès lors , déconnectés du réel et en grande souffrance . Je pense qu'il est illusoire de voir en la plupart d'entre eux des êtres libres de leurs choix de vie . Sur la fin de ma carrière , j'en ai rencontré bon nombre " fréquentant " la maison d'arrêt où j'étais vacataire . Ils présentaient des pathologies psy assez lourdes qui faisaient dire aux personnels pénitenciers qu'ils n'avaient pas leur place en prison...et , l'HP saturé déclinait toute responsabilité renvoyée aux organismes de gestion A.R.S. La psy privée est essentiellement à but lucratif en médicalisant et technicisant des protocoles très profitables à leurs actionnaires et beaucoup moins à leurs patients en faisant perdurer leurs parcours...
    Vous voudrez bien excuser la longueur de mon propos que j'espère édifiant .

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    1. Vous n'avez pas à vous excuser : les propos intéressants et compétents ne sont jamais trop longs.

      Et vous m'avez permis de comprendre pourquoi les rares ISP sont tous à la veille de la retraite.

      Côté prison, je connais pour y avoir séjourné dans le cadre de mon boulot. Dès mon premier jour, une psychiatre a hurlé lors une réunion. La brave dame manifestait son fort mécontentement de voir "plus de la moitié" des détenus de la MA souffrir de troubles qui auraient du les conduire "dans un HP et pas en maison d'arrêt"...

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Vas-y pour tes bisous partageux sur le museau !