Partageux rencontre des personnes cabossées par notre société libérale, change leur identité et ne mentionne ni son nom, ni sa ville pour qu'on ne puisse les reconnaître. « Devant la servitude du travail à la chaîne ou la misère des bidonvilles, sans parler de la torture ou de la violence et des camps de concentration, le "c'est ainsi" que l'on peut prononcer avec Hegel devant les montagnes revêt la valeur d'une complicité criminelle. » (Pierre Bourdieu) La suite ici.

vendredi 9 novembre 2012

« Les SDF et le retour du froid »


L'hiver arrive avec son marronnier — un sujet bateau de journalisme qui revient à date fixe. Je m'occupe du bas du panier des laissés pour compte : punks à chiens, zonards en camion, clodos, toxicos, vieillards glaneurs, tous rangés sous le vocable « SDF ». Alors des journalistes me téléphonent en début d'hiver pour que je leur fournisse un peu de « SDF ». 
Sans s'être concertés, les militants des associations caritatives de ma ville refusent le contact avec les journalistes, refusent de jouer les entremetteurs, refusent la venue de journalistes dans leurs locaux. Un front sur lequel se brisent les demandes. Marre des media qui traitent la question du logement sous le seul angle des « SDF » et du « froid ». Marre qu'ils ne demandent jamais aux politiques pourquoi ils ne construisent pas les deux millions de logements qui manquent et les quelques millions de logements qui devraient vite remplacer passoires thermiques et habitats vétustes. Ou pourquoi les politiques n'appliquent pas la loi de réquisition des logements vides...
Un journaliste, plus opiniâtre que les autres, se plaint d'avoir été éconduit par tout le monde et essaie de m'amadouer. Il me téléphone à plusieurs reprises sans doute parce que je ne l'envoie pas paître. En pédagogue gentil je lui explique notre infinie lassitude de voir toujours le seul même angle journalistique depuis 25 ans. Angle qui provoque un rejet viscéral de sa corporation. 
Pourquoi ne fait-il pas un sujet sur la construction de logements alors que la ville va consacrer cinquante millions d'euros à la création d'une piscine supplémentaire et soixante millions à la rénovation d'un stade parmi d'autres dépenses aussi importantes ? Pourquoi ne fait-il pas un sujet sur le coût des loyers déconnecté des salaires, sur la folle inflation des charges locatives, sur l'évolution comparée du coût du chauffage et des salaires ? Pourquoi ne fait-il pas un sujet sur l'urbanisme qui construit des logements très éloignés des lieux de travail, sur la myriade des petits « plans sociaux » et des faillites qui mettent des milliers de personnes au chômage dans notre agglomération ? Pourquoi ne pas parler des quarante mille lits supprimés en psychiatrie en vingt ans et se demander ce que sont devenus « les fous » sans famille ? 
Mais non ! Ce journaliste veut absolument du « SDF par temps froid ». J'ai beau lui expliquer que, si je lui fournis le spécimen librement consentant qu'il me demande, le pauvre diable risque fort d'être tricard dans la ville. Si la police lui mène une vie épouvantable il n'aura comme solution que de partir. Tiens, à propos, va-t-il consacrer un sujet à la chasse aux pauvres où la police locale est très performante ? Passera-t-il un sujet sur A et B racontant leurs quatre fouilles à corps en quatre heures ? Ils ont quitté notre ville et c'était bien le but recherché. Passera-t-il un sujet sur C racontant que la police l'a réveillé, lui et ses frères de misère d'un pays en guerre civile, pour leur demander leurs papiers toutes les deux heures pendant plusieurs nuits d'affilée ? Ils sont tous partis de notre ville. Passera-t-il un sujet sur D qui a séjourné près de trois jours au commissariat pour un larcin alimentaire parce qu'il avait « trop faim pour attendre jusqu'au 5 » ? (Le RSA arrive le 5 de chaque mois.) 
Fera-t-il un parcours touristique de la ville montrant le « mobilier de dissuasion », tous ces dispositifs pour empêcher de se réunir, de s'allonger ou de s'asseoir sur lesquels buttent zonards, clochards, squatters, pauvres, mais aussi les vieux  et les handicapés ? 
Passera-t-il un sujet sur le travail de la Fondation Abbé Pierre qui a consacré au mal-logement dix-sept rapports annuels — plus de deux cents pages nouvelles et un nouveau thème à chaque édition ? Il y trouverait matière à informer. Sait-il qu'il y a autant de morts dans la rue été et hiver ? Sait-il que le froid n'est qu'un responsable marginal des morts de la rue ? Et sait-il que pas mal des morts de froid ont choisi de mourir, ont choisi le suicide ? Sait-il que la question du logement concerne dix millions de personnes et pas seulement les quelques centaines de morts de la rue recensés chaque année ? Sait-il que plus d'un Français sur dix se gèle l'hiver dans son logement faute de pouvoir se chauffer ? Sait-il que des instits mesurent la température des logements où vivent les gosses au nombre des pulls qu'ils portent en arrivant à l'école ? Ne pourrait-il pas exposer quelques uns de ces faits ? Pour changer...
Nous avons fini en bons termes, je suis resté courtois, mais, ça me désole, il n'a pas compris... Ce journaliste, ce qu'il voulait, c'était faire du sensationnel, faire un entretien avec un « SDF ». Comment pourrons-nous faire comprendre l'agacement, l'énervement, la colère, la violence même que cet obscène marronnier voyeuriste suscite ?
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L'essentiel du mal-logement et de la crise du logement en une page de chiffres et trois pages de commentaires par la Fondation Abbé Pierre.  
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Lothringen par Louis Arti en 1978. « Parle tes langues, Lorraine / Lorraine, parle tes langues ! [...] Des étrangers ont écrit sur tes murs / La Lorraine ne crèvera pas. » C'était la Lorraine de la mine et des usines...


8 commentaires:

  1. faut pas être méchant comme ça à vouloir confronter un bisounours avec la réalité. ça pourrait le tuer, quand même, c'est super violent ce que vous voulez lui montrer, hein. il préfère un gentil papy sdf bien résigné, de préférence à barbiche et litron de rouge qui réchauffe, le monsieur. et pis ça a un côté père noël, un peu, c'est de saison c'est vendeur, on va quand même pas non plus se gâcher les fêtes, merde alors, vous avez pensé aux enfants? vous n'avez pas de coeur de vouloir ainsi leur pourrir leur noyel du JT, vraiment c'est ignoble, vous ne voudriez pas non plus leur dire quel avenir les attend, quand même, espèce de monstre?
    ha mais ça ose tout, c'est à ça qu'on les reconnaît, hein!
    laule

    et puis comprenez-le, quoi, c'est pas facile d'être un pauvre bisounours fragile incapable de regarder son prochain en face (pas plus que son miroir, d'ailleurs, la plupart du temps). il est presque handicapé, le pauvre homme.
    plaignez-le et protégez-le de ce réel qu'il ne saurait voir sans souffrir atrocement dans son petit coeur au chaud dans sa doudoune de marque qui a coûté une phalange à deux enfants chinois.

    (sinon moi je dis que pour aider darwin et pour rester humains, les journaleux des mass média et l'ensemble des bisounours, on devrait les euthanasier. ils souffrent trop, c'est pas possible de ne rien y faire, il faut remédier.)

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    1. Grand merci pour ton humour ! Et conservons cette bonne idée de l'euthanasie : ça peut toujours servir. ;o)

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  2. Très bon billet à épingler dans toutes les salles de presse, les écoles de journalisme, et les sections de la plupart des partis aussi, tiens.

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  3. S'il faut en plus traiter au fond un sujet, mais où va-t-on ! "Rapporte-nous aujourd'hui un article plein de compassion de XXX signes maximum,et demain, tu feras le salon du bricolage."

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    1. @ See Mee et Des pas perdus
      C'est sûr que si on cessait de mettre la focale sur l'écume pour se consacrer à l'océan, on en connaît beaucoup qui perdraient pied... ;o)

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  4. Des millions de délaissés : émoi, aime-moi et moi !

    http://www.lejournaldepersonne.com/2012/11/des-millions-de-delaisses/

    Il faisait froid... c'était peu avant minuit
    Je remontais la rue Mouffetard quand je l'aperçu..
    Au pied du mur il était assis
    Il leva les yeux et me sourit...
    Il a toujours été là, ce sans abri
    Mais cette nuit... tous les deux nous fûmes surpris
    Par un étrange sentiment de déjà vu
    Peut-être l'incongru de nos deux vécus
    Je ne l'ai pas connu...il ne m'a pas connu
    Mais nous nous sommes reconnus
    Comme deux inconnus mis à nu
    Parce qu'ils vivent dans la même rue
    Entre quatre murs pour l'une
    Aux quatre vents pour l'autre
    Un instant de toute intensité entre deux existants qui ignorent pourquoi Il en est ainsi et ne peut en être autrement.
    La fragilité, la précarité, la pauvreté de notre condition... peut-être ?
    J'ai beau être nourrie, logée et chérie
    Je ne pus m'empêcher de ressentir
    Une certaine proximité avec cet homme sans intimité
    s.d.f. comme il dit, et qui incarne à lui tout seul,
    Tous mes griefs contre la banalisation de ce mal social
    Je me sentie tout aussi abandonnée
    Ni pitié, ni empathie
    Ce fut comme un éclair de lucidité
    J'y voyais soudain plus clair dans cette épaisse obscurité
    Et le réel me devint insupportable... inacceptable
    Je l'ai invité aussitôt chez moi
    Pour y passer la nuit... toutes les nuits.
    Il refusa avec un soupçon de majesté
    Il eut peur... mais de quoi?
    Il préférait son sort à mon confort...
    Et ne voulait l'échanger pour rien au monde...
    Parce que cela faisait partie de son odyssée,
    De son échappée... belle
    De son bras d'honneur au mutisme de son prochain.
    Je ne pus m'empêcher de lui poser cyniquement la question :
    S'il ne trouvait pas bizarre de me voir insister à ce point
    Pour l'embarquer dans mon pied à terre...
    Il me répondit sans malice qu'il n'est pas du tout étonné...
    Parce qu'il est persuadé d'être... l'homme de ma vie
    Je ne sais pourquoi, je fus bouleversée
    Comme s'il m'avait révélé... la seule vérité vraie :
    "Reconnais-toi toi-même"
    Sur le champ, je n'eus, ni cette reconnaissance, ni cette intelligence...
    Après, je l'ai regretté comme jamais
    Parce qu'il était bel et bien, l'homme de ma vie
    Le lendemain, le SAMU a retrouvé un corps gisant par terre
    Mort de faim et de froid... c'était lui...
    Non... je ne vous raconte pas d'histoire
    C'est à moi que je la raconte!




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  5. J'ai lu le livre de Patrick Declerck "Le sang nouveau est arrivé. L'horreur SDF".
    Je recopie la postface : " Clodo est là pour enseigner cette terrible vérité : la normalité est sans issue. Sous le masque bienveillant de nos démocraties se cache cette totalitaire injonction : Citoyen sera productif ou lentement, et sans bruit, mis à mort.
    Qu'on ne s'y trompe pas. La souffrance des pauvres et des fous est organisée, mise en scène, nécessaire. La République tout entière verse des larmes de crocodile à la mémoire de nos chers disparus de la rue. Clodo vivant embarrassait; voici son cadavre, garanti pur misérable hypothermique, déclaré d'utilité publique."
    Pour moi, rien à rajouter, tout est dit.

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    1. Purée qu'elle est bonne, ta citation, je me la garde dans un coin d'ordinateur pour la resservir à l'occasion.

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Vas-y pour tes bisous partageux sur le museau !