Partageux rencontre des personnes cabossées par notre société libérale, change leur identité et ne mentionne ni son nom, ni sa ville pour qu'on ne puisse les reconnaître. « Devant la servitude du travail à la chaîne ou la misère des bidonvilles, sans parler de la torture ou de la violence et des camps de concentration, le "c'est ainsi" que l'on peut prononcer avec Hegel devant les montagnes revêt la valeur d'une complicité criminelle. » (Pierre Bourdieu) La suite ici.

jeudi 27 octobre 2011

Louise

C'est un petit cimetière perdu dans la campagne. Un tombeau qui détonne dans le paysage attire l'attention. Le pognon fiston, quand il coule à flot, ça continue de se voir après la mort... Je jette un œil négligent sur les inscriptions. Trois sœurs mortes entre dix-sept et vingt-deux ans peu avant 1950. Trois mortes en deux années. Le cimetière n'a guère d'autre sujet d'intérêt. Je continue à flâner vers les maisons du bourg. 

Une grand-mère m'accoste. Elle va au cimetière avec son arrosoir et elle m'a vu sortir. On prend le temps de causer. Je suis très en avance pour mon rendez-vous. Elle s'emmerde sévère dans sa campagne, la grand-mère, avec des vieux trop vieux qui ne sortent plus de chez eux et des plus jeunes au boulot qui ne rentrent que le soir pour s'enfermer dans leurs pavillons. Je l'interroge sur ce grand tombeau de marbre qui domine le cimetière de sa richesse. Son visage s'éclaire. Ah l'étranger au pays a remarqué ! Et la voilà bien lancée dans la causette. Elle a connu les trois sœurs. C'étaient les filles d'une famille d'industriels roulant sur l'or — on avait remarqué ! — qui possédait de vastes terres et un château dans la commune. Parmi une multitude d'autres biens dans la région. 

Les trois sœurs sont mortes de langueur. Comme on le disait naguère dans les bonnes familles. Pour mes jeunes lecteurs, qui n'étaient pas encore nés au temps où Flaubert ou Maupassant tenaient leurs blogues, un mot d'explication est nécessaire. La tuberculose n'affectait que les pauvres. Les riches, eux, mourraient de langueur ou de mélancolie... Question de classe et de distinction. 

Les trois sœurs avaient une bonne à tout faire. Guère plus âgée qu'elles. Qui habitait un taudis. 

— Une masure, monsieur, où il n'y avait pas de fenêtre, juste une porte. Et même pas de cheminée. Mon père n'aurait pas voulu y mettre ses cochons tant c'était une glacière ! Y'en avait bien de la misère, monsieur, même encore après la guerre !

La bonne a fini par contracter la tuberculose. Le biotope était favorable. Et la bonne a contaminé les trois sœurs... 

— La bonne ? 

— Oui, monsieur, elle aussi a été enterrée dans ce cimetière. Mais il y a bien longtemps qu'on ne voit plus sa tombe. C'était juste une butte de terre.

— Mais comment s'appelait-elle ? 

— C'était la Louise. 

— Louise comment ? 

— Ah ben, on disait la Louise du taudis. J'ai jamais su son nom de famille. Son père est mort elle avait douze ou treize ans et les maîtres l'ont prise comme petite bonne à ce moment-là pour leurs filles. C'était bien de leur part vu qu'on lui connaissait pas d'autre famille que son père. 

Je pense à Louise chaque fois que l'on parle d'économies sur les dépenses de santé. Et je pense chaque fois aux riches familles qui perdront itou leurs demoiselles par l'une ou l'autre des tuberculoses d'aujourd'hui.

11 commentaires:

  1. un blog de partageux moi, ça me va ! et je vois que tu as commencé à suivre les conseils du petit Nicolas, c'est bien !Tu iras loin, mon gars... Ton style me semble inédit, continue comme ça, le filon est bon... Les gens sont une mine d'or, assurément.

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  2. Comment, Maupassant ne tenait pas de blog?! Et Bel-Ami n'avait pas d'Iphone?

    Continue comme ça ami Partageux. Tes textes sortent de l'ordinaire et c'est très bien. Ton blog est vraiment prometteur.

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  3. Merci d'avoir déterré cette histoire.

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  4. Quand j'étais petite, je croyais qu'en naissant on avait droit à un petit bout de Terre, comme ça de droit divin.
    Je n'ai compris que beaucoup plus tard que le petit arpent n'était pas de la même surface pour les Louise et les Demoiselles ...
    Cruelle désillusion !

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  5. Je viens de par chez Gildan, et j'adoré Louise... Belle plume .... à bientôt !

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  6. Chez ces gens là...Mais "Louise". Juste le titre me fait penser à cette chanson que les moins de ans ne peuvent pas connaître

    "Y a cinquante ans c'était en France
    Dans un village de l'Allier
    On n'accordait pas d'importance
    A une servante sans fiancé"...

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  7. En 1982 on sortait à peine de la vague disco quand Gérard Berliner s'est fait connaître avec une chanson si hors mode que c'en était une provocation. Eh bien, contre toute attente, "Louise" a eu alors un grand succès. Grand merci de nous rappeler cette Louise.
    http://www.youtube.com/watch?v=UVWPGkOqN-Q

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  8. ça m'étonnerait que le tombeau explose, vous devriez plutôt écrire détonne

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  9. "Des personnes cabossées par la société libérale"...
    Hou les grands méchants libéraux, heureusement que nous à gauche on a des valeurs morales. Chacun sa lecture de Hegel on va dire...

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Vas-y pour tes bisous partageux sur le museau !