Partageux rencontre des personnes cabossées par notre société libérale, change leur identité et ne mentionne ni son nom, ni sa ville pour qu'on ne puisse les reconnaître. « Devant la servitude du travail à la chaîne ou la misère des bidonvilles, sans parler de la torture ou de la violence et des camps de concentration, le "c'est ainsi" que l'on peut prononcer avec Hegel devant les montagnes revêt la valeur d'une complicité criminelle. » (Pierre Bourdieu) La suite ici.

samedi 12 novembre 2011

Karim

Dix-huit ans et un aller simple pour l'exil. Chassé par le chômage, les privations et l'absence d'avenir. Mais aussi fermement "conseillé" par des gens qui ont conservé le souvenir des années sombres de l'Algérie. Le petit garçon que Karim était lors des massacres ne sait à peu près rien de l'histoire familiale qui génère ces rancœurs tenaces. Il sent seulement qu'il doit partir fissa pour éviter de graves ennuis.

Karim débarque dans notre ville. Il a choisi la France comme pays d'exil parce qu'il parle couramment français. Après quelques semaines de présence, il connaît déjà tout le monde et tout le monde le connaît. Karim, c'est l'histoire de Mondo, le petit gamin de JMG Le Clézio : il arrive en janvier et c'est le soleil qui nous rend visite ! Un sourire d'une oreille à l'autre. Il distribue le bonheur à la ronde plus vite qu'un flic les contraventions.

Karim connaît les associations caritatives de la ville, les amicales d'étrangers, les associations de ci ou de ça. Et tous les bénévoles connaissent Karim. C'est le gars qui est toujours volontaire pour faire un déménagement ou repeindre un local, transporter des colis ou décharger des palettes, faire un tour à la déchetterie ou assurer une permanence, tenir un stand ou faire le service au restaurant social. Il a assuré les cours de français langue étrangère pour remplacer une prof bénévole malade. Pour rendre service il a aussi gardé des gosses. Dont le mien.

Les jours de grand soleil dans la tête, Karim redonnerait la pêche à une armée en déroute. Un sourire à réchauffer une banquise. Une gentillesse contagieuse. Suffit qu'il soit sur la place qui est le lieu de rendez-vous de la jeunesse pour que l'ambiance en soit légère et riante. 

Les jours où Karim n'a pas le moral. Alors il vient manger à la maison. On bavarde. Il voudrait bosser officiellement et pas au noir, régulièrement et pas au hasard des chantiers. Avoir un salaire décent et déclaré. Mener une vie normale. Ne pas se cacher. Cesser de dormir chez un copain ou dans un squatt. Avoir un avenir aussi souriant que son visage. Mais il butte sur l'impossibilité d'obtenir ces fichus papiers.

Ça fait maintenant près de deux ans qu'il est dans la ville. Je l'ai parfois taquiné parce qu'il est bien souvent entouré d'une foule d'étudiantes mignonnes à croquer. Et puis voilà, il a finalement fait la rencontre ! À vingt ans, un beau gosse aussi gentil ne reste pas seul très longtemps... Tu verrais ce coquin comme il devient soudain tout rouge, tout timide, cherchant à se fondre dans le bitume, de peur que je fasse une mauvaise blague, le jour où je les rencontre la première fois main dans la main. Elle est française avec un prénom que plus français ça n'existe pas. 

Et puis la police arrête Karim. Pas longtemps avant Noël. Pour un délit qui nous vaudrait, à toi ou moi Français de souche, un tirage d'oreille sur papier tricolore assorti d'une amende de quelques dizaines d'euros. Ce matin, "amende minorée", m'a dit le policier pour un délit routier autrement plus sérieux : la nation dans sa grande bonté va me soulager de vingt-deux euros. Karim, lui, il a tout de suite séjourné en maison d'arrêt — pas en centre de rétention, non, en maison d'arrêt, en taule quoi ! — avant de prendre un avion aux frais du contribuable français. 

La ville est vide. Pas revu la petite amoureuse dont je ne connais que le prénom. Pendant des mois les étudiantes m'ont dit leur tristesse. Et leur  colère. Et leur révolte. Pendant des mois mon gamin m'a demandé où était Karim. Papa, on va le voir ? Tu sais bien où il habite... Va expliquer à un petiot que Karim qui parle français n'est pas Français, qu'il était sans papier, qu'il a fait l'objet d'une reconduite à la frontière, qu'on est sans nouvelle, qu'on ne le reverra peut-être jamais. 

Qu'est devenu Karim ?

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    On est loin du monde qu'on voulait construire dans les années 60. Où avons nous laissés nos idéaux ?
    Melocoton

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Vas-y pour tes bisous partageux sur le museau !